La “normalité”, une moyenne qui n’existe pas
Dans la vie réelle, personne n’est “moyen”. Une même consigne génère trois façons de faire : lecture linéaire, survol en bullets, écoute audio. Cette variabilité n’est pas un défaut individuel ; elle est la condition humaine. En matière de handicap, les sciences sociales rappellent que le problème naît de l’interaction entre des limites humaines et des environnements qui n’absorbent pas ces écarts ; c’est l’essence du modèle social du handicap : ce sont les barrières (format, temps, outils, règles implicites) qui produisent la situation de handicap, pas la personne seule.
On parle beaucoup de neurodivergence, HPI, TDAH, autisme… Le débat public a eu un effet positif : il a donné du vocabulaire pour décrire nos différences. Mais dans le travail, le bon niveau d’analyse est fonctionnel et organisationnel:
- Variabilité humaine : nous n’avons pas tous la même sensibilité au bruit, la même tolérance au multitâche, le même rythme circadien, la même aisance à lire du long texte. C’est… normal.
- Situation de handicap : elle émerge quand une exigence du travail (temps, format, outil, règle implicite) dépasse la zone de confort de quelqu’un sans alternative disponible. Ce n’est pas “la personne qui est le problème”, c’est l’interaction entre une personne et un environnement non compatible.
- Diagnostic : c’est du ressort médical et relève de la personne. Au travail, nous n’avons pas besoin d’étiquettespour adapter les pratiques. Notre boussole, c’est : qu’est-ce qui empêche d’agir, et quel levier simple lève l’obstacle ?
Message clé : visons la compatibilité plutôt que la normalité.
Les réseaux sociaux apportent parfois un soulagement : “ce mot met des mots sur ce que je vis”. Mais ils poussent aussi à l’auto-étiquetage et à la médicalisation de tout. Au travail, gardons un cap simple :
- Parler besoin/impact, pas identité.
“J’ai besoin d’un compte-rendu en bullet points” est plus opérant que “je suis X ou Y”. - Formuler la gêne comme un obstacle à lever.
“Je perds le fil après 45 minutes” → “pouvons-nous instaurer une pause de 5 minutes ?”. - Agir d’abord sur l’organisation.
Règles d’équipe, formats, rythmes et environnement ont souvent l’effet le plus fort et le plus rapide.
Faisons maintenant une digression avec le sujet de la QVT qui découle de cette normalité.
La QVT n’est ni baby-foot ni smoothies. C’est la capacité d’un système à soutenir des profils différents sans les user.
Trois indicateurs sobres à suivre mensuellement :
- % de réunions avec agenda envoyé J-1 et décisions formalisées.
- % d’emails envoyés hors plages cadrées (et leur tendance).
- Taux d’adoption du menu d’accès (au moins 1 besoin explicite par personne).
Ces métriques coûtent peu, sont non stigmatisantes et parlent d’architecture du travail, pas d’étiquettes.
Pour conclure : la normalité comme promesse d’accès
Et si la normalité n’était pas un moule, mais une promesse d’accès ? Celle d’un travail conçu pour que l’écart devienne une ressource — et non un motif d’exclusion.
Nous n’avons pas à nous “normaliser”. Nous avons à organiser le travail pour que chacun puisse réussir : par la clarté, les alternatives, des rythmes soutenables et un environnement qui n’agresse pas. C’est là que la diversité cesse d’être une question identitaire pour devenir une force opérationnelle.
Mise en pratique – « On ne voit pas la même chose »
Vous venez de lire un article qui propose de passer de la normalité à la compatibilité : concevoir le travail pour la variabilité humaine. Maintenant, testons-le en vrai.
En duo, vous allez tenter une simple mission… qui échoue souvent : décrire une image “évidente” à quelqu’un qui ne la voit pas tout à fait comme vous. L’un·e guide, l’autre exécute, mais le second regarde l’image via un filtre de daltonisme (application CV Simulator). Résultat : “clique sur le rond jaune”, “montre-moi le trait vert”… et la communication déraille.
Cet écart n’est pas une faute individuelle : c’est une barrière d’accès. L’exercice montre, en 5 minutes, pourquoi nos consignes doivent doubler la couleur par la forme, la position ou une étiquette — exactement l’esprit de la boussole C.A.R.E. (Clarté, Alternatives, Rythme, Environnement).
Objectif : ressentir la différence entre “parler au moyen” (la couleur) et “assurer l’accès” (forme + texte + repères). Ensuite, transposez au quotidien : mails, slides, réunions… et gagnez en clarté, en équité et en sérénité.

Consignes
- En duo : A (guide) a l’image standard, B (exécutant) regarde la même image via CV Simulator (daltonisme). Téléchargez l’outil sur votre smartphone https://play.google.com/store/apps/details?id=asada0.android.cvsimulator&hl=fr&pli=1
- A donne 5 consignes uniquement basées sur la couleur, par ex. :
- “Tape le rond jaune.”
- “Montre le rond vert.”
- “Entoure le rond violet.”
- “Pointe le rond bleu.”
- “Relie le rond orange au rond rouge.”
- B exécute. Notez les incompréhensions.
- Débrief express (2 min) :
- Où ça a coincé ? (indices couleur non fiables)
- Quelles alternatives adopteriez-vous demain ? (ajouter position : A1/B2…, étiquette : chiffre/lettre dans le rond, contraste ou forme différente si possible)
- Lien avec C.A.R.E. : Clarté (consigne complète), Alternatives (couleur + repère), Rythme (laisser le temps de vérifier), Environnement (affichage lisible).
Et pour un peu plus de complexité !

